Les substances cancérigènes au cœur de notre conception moderne
Si on accepte que le cancer est dans la majorité des cas causé par des facteurs non-héréditaires, reste alors à évaluer les contributions relatives des deux grands éléments cités plus haut : l’environnement et l’alimentation. C’est là qu’arrive notre conception réellement actuelle du cancer, celle qui considère que ce qui provoque chez nous un cancer c’est, plus que tout, notre exposition aux cancérigènes. Nous embrassons alors ce que certains appellent la théorie de la mutation, en considérant que le facteur déterminant, celui qui l’emporte sur tous, c’est l’existence, dans notre environnement, de molécules provoquant des mutations génétiques au sein de nos cellules. Se transmettant aux cellules-filles lors de la division cellulaire, ces mutations génétiques s’accumulent progressivement dans les cellules de nos organes jusqu’à ce que certaines de ces mutations leur procurent des caractéristiques typiques qui conduisent à la formation d’un cancer. Ce mécanisme général est bien documenté et il n’est, bien entendu, pas à remettre en cause. En revanche ce qui est critiquable c’est notre focalisation totale sur ces molécules qui provoqueraient les mutations initiales. Comme si, à partir de là, la messe était dite. C’est pour cela que nous investissons des sommes astronomiques dans des essais de laboratoire menés sur des animaux afin de déterminer si telle ou telle molécule peut venir s’ajouter à la liste interminable des substances jugées cancérogènes (« certaines », « probables », ou « possibles ») pour l’Homme. On estime que, pour une seule molécule, le coût de ce genre de travaux atteignait 2 à 4 millions de dollars en 2009. Le comble de cette conception est ensuite atteinte lorsque les résultats de ces travaux, largement relayés par les médias, viennent eux-mêmes entretenir notre peur des carcinogènes et l’idée qu’ils sont le cœur de notre épidémie de cancers en annonçant l’identification d’une nouvelle molécule probablement cancérigène pour l’Homme.
Des mutations de l’ADN, et après ?
Pourtant de nombreuses observations prouvent que les choses ne se cantonnent pas à cela. Il a par exemple été montré que, si fumer augmente significativement le risque de cancer des poumons par l’exposition à des particules mutagènes, en revanche, ce risque statistique retombe au niveau de celui d’un non-fumeur 5 à 10 après l’arrêt du tabac. Cela suppose la possibilité qu’un développement progressif d’un cancer aux cours des années de tabagisme puisse s’inverser après l’arrêt de la cigarette. Il a également été montré que le risque de cancer du poumon parmi une population de fumeurs diminuait proportionnellement à l’augmentation de la consommation d’aliments riches en bêta-carotènes, un pigment responsable de la couleur rouge-orangée de beaucoup de végétaux et qui permet dans le corps humain la synthèse de la vitamine A. Plus précisément, les fumeurs consommant le plus de bêta-carotènes présentaient un risque de cancer du poumon assez proche de celui de non-fumeurs. En revanche, il est intéressant de remarquer que la supplémentation en béta-carotènes à des doses importantes entraîne plutôt une augmentation du nombre de cancers des poumons parmi une population de fumeurs, ce qui a conduit différents organismes de santé à se prononcer contre la supplémentation alimentaire en béta-carotène (ou pro-vitamine A).
Le potentiel des aliments : l’exemple des légumes crucifères
En 2010, une équipe de chercheurs a rapporté un autre résultat qui prouve qu’une exposition importante et régulière aux cancérigènes ne conduit pas mécaniquement à un cancer. Précisément, ils ont observé une réduction de 41 % des mutations de l’ADN dans le sang de fumeurs, après leur avoir simplement demandé d’ajouter dans leur alimentation la consommation d’une portion de brocoli par jour. Mais les bénéfices des légumes crucifères ne s’arrêtent pas à la seule prévention des mutations initiales provoquées par les cancérigènes et conduisant au terme d’un long processus à un cancer. On sait aussi qu’ils contiennent certaines molécules (glucosinolates) qui, lorsque le légume est coupé et broyé, lors de la mastication de votre portion quotidienne de brocoli par exemple, vont être converties en nouvelles molécules appelées isothocyanates, sous l’action d’enzymes (myrosinases) naturellement présentes dans l’enveloppe de ces végétaux. Or on a montré que ces isothocyanates présentaient plusieurs propriétés essentielles à la lutte menée par l’organisme contre le cancer : ils diminuent l’inflammation, inhibent l’angiogénèse, c’est-à-dire la création de nouveaux petits vaisseaux sanguins nécessaires au développement d’une tumeur, ils augmentent les enzymes détoxifiantes de l’organisme et aident le système immunitaire à éliminer les cellules cancéreuses. C’est ainsi qu’il a été observé que les femmes consommant plus de légumes crucifères étaient moins susceptibles de développer un cancer du sein, probablement grâce à la présence d’isothocyanates dans leurs tissus mammaires. Une autre étude récente a également rapporté une diminution de 50 % des risques de cancer du sein chez des femmes chinoises consommant au moins une portion de légumes crucifères par jour. Dans une étude européenne, une seule portion par semaine conduisait même à une diminution significative du risque (-17%). Par ailleurs, certains travaux ont montré une réduction des risques de récidive du cancer du sein et de décès par cette maladie grâce à la consommation de légumes crucifères. Enfin, les résultats d’une étude in vitro suggèrent que les molécules actives des légumes crucifères pourraient avoir le potentiel de supprimer la propagation métastatique de cellules cancéreuses. Ainsi, au-delà de la phase initiale et de la phase de croissance d’une tumeur, l’alimentation pourrait avoir une influence sur la dernière phase du cancer, la progression, la période durant laquelle les cellules cancéreuses deviennent plus agressives, cherchant à progresser au-delà du site d’origine et errant dans le corps à la recherche d’une nouvelle demeure. Cet élément est particulièrement important puisque l’on sait que c’est justement cette activité métastatique qui est à l’origine de la plupart des décès par cancer.
Sources principales : 1,2 3 4 5 6,7 8
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