Depuis des siècles, la fermentation lactique est utilisée pour la préservation de nombreux types d’aliments et notamment pour celle du lait et des produits laitiers. Ce procédé naturel permet également d’en améliorer la qualité nutritive et d’en modifier le goût. Ainsi, pour celles et ceux qui l’ont déjà entendu, le mot kéfir évoque souvent une sorte de yaourt liquide réalisé, selon la région du monde considérée, à base de lait de vache, de brebis ou de chèvre. Le kéfir de lait est la forme de kéfir la plus répandue dans le monde, mais aussi celle dont les vertus sont les plus documentées scientifiquement. Pourtant, il existe une autre forme réalisée sans lait et appelée « kéfir d’eau » ou « kéfir sucré » (*1).
Il s’agit dans ce cas aussi d’une boisson fermentée, mais celle-ci s’obtient cette fois par l’addition des grains de kéfir (légèrement différents de ceux utilisés pour le kéfir de lait) à un mélange d’eau, de sucre de table brun (saccharose) et de morceaux de fruits. Le type de fruits employé dans la recette traditionnelle varie selon la région, mais il semble assez courant d’utiliser des figues sèches et/ou du citron jaune. Après deux à quatre jours d’incubation à la température d’une pièce de vie, on obtient une boisson gazeuse et jaunâtre, au goût et à l’odeur fruités, acides, légèrement sucrés et alcoolisés. Grâce à une passoire on prélève la partie liquide qui est alors prête à la consommation et peut être conservée au réfrigérateur. Puis, on replonge les grains de kéfir dans un nouveau mélange d’eau, de sucre et de fruits frais pour un nouveau cycle de 48h.
Les grains de kéfir sont constitués d’un ensemble symbiotique de micro-organismes agglomérés autour d’une matrice faite de molécules de polysaccharides. Leur composition microbienne générale est toujours la même et demeure extrêmement similaire à celle du kéfir de lait : des bactéries lactiques (telles que des Leuconostoques, des Lactobacilles, des Lactocoques, des Pediocoques ou des Streptocoques), des levures, et des bactéries acétiques. A l’intérieur de ces grandes familles microbiennes, les espèces précises que l’on retrouve dans deux cultures de kéfir distinctes peuvent s’avérer assez différentes les unes des autres. Néanmoins, il existe à l’intérieur de chaque culture un équilibre et une symbiose entre familles et espèces microbiennes, chacune tirant profit de l’activité (et donc de la survie) des autres. Il a été montré que la matrice des grains de kéfir offre aux micro-organismes en présence une meilleure résistance physique et chimique que lorsqu’ils se trouvent libres dans une solution. On a ainsi pu observée qu’ils étaient particulièrement résistants aux radiations ultraviolettes, aux antibiotiques ou à certains gaz toxiques tels que l’ozone.
Afin d’analyser le cours et le résultat de la fermentation du kéfir d’eau, un groupe de chercheurs de la faculté des sciences de Bruxelles a utilisé une recette précise mais relativement proche de ce qui se pratique généralement dans les ménages : pour chaque portion de 15 g de grains de kéfir, ils ont ajouté 85 ml d’eau du robinet, 6 g de sucre de canne non raffiné, et 5 g de figues séchées. Au bout de 24h de fermentation, ils ont constaté que le sucre avait presque totalement été consommé par les micro-organismes. Mais c’est après 72h que la quasi-totalité des métabolites, c’est-à-dire des molécules issues de la fermentations, était réellement produite.
Conformément aux grandes familles de micro-organismes en présence, il se produit trois types de fermentations :
– la fermentation alcoolique menée par les levures,
– la fermentation lactique principalement menée par les bactéries lactiques,
– la fermentation acétique essentiellement menée par les bactéries acétiques.
Celles-ci ont donné lieu à la production de nombreuses molécules :
– l’éthanol qui est la molécule d’alcool classique que l’on retrouve dans toutes les boissons alcoolisées que nous consommons,
– le dioxyde de carbone qui est responsable du caractère gazeux de la boisson,
– l’acide lactique qui lui donne son goût acide,
– l’acide acétique qui lui confère un goût plus ou moins prononcé de vinaigre,
– le glycérol qui augmente la viscosité du mélange,
– le mannitol responsable d’une bonne partie des propriétés anti-oxydantes qui font la renommée du kéfir.
Bien que le nombre des bactéries lactiques soit supérieur au nombre de levures, il apparaît nettement que le métabolisme des levures (fermentation alcoolique) prédomine sur celui des bactéries lactiques. Pourtant, la concentration finale en alcool reste relativement faible, autour de 2 % du volume, comme nous l’atteste généralement le goût de la boisson que nous obtenons. La fermentation acétique, qui convertit une partie de l’éthanol en acide acétique sous l’action des bactéries acétiques, semble quant à elle assez marginale, bien qu’elle soit supérieure à celle observée dans le kéfir de lait. Avec la production d’acide lactique, l’acidité de la boisson augmente très rapidement, pour se stabiliser autour d’un pH légèrement inférieur à 3,5 après trois jours de fermentation. Ce niveau d’acidité, couplé à la complexe activité microbienne des levures et des bactéries lactiques, assure théoriquement l’absence de nombreuses bactéries pathogènes telles que les Entérocoques et les Entérobactéries. Néanmoins, ceci n’empêche pas les grains et la boisson de pouvoir exceptionnellement être contaminés par certains bacilles ou certaines moisissures. Ce sont les fermentations réalisées avec peu de grains de kéfir et/ou trop de sucre qui sont particulièrement susceptibles de permettre la croissance de bactéries pathogènes au détriment des bactéries bénéfiques.
Au cours des 24 premières heures, la croissance des grains de kéfir est très importante, ce qui confirme bien que les bactéries (principalement les Leuconostoques et les Lactobacilles) utilisent le sucre, et non les fibres de fruit, pour produire les molécules complexes qui forment le squelette des grains. Mais il est également important de noter que cette trame ne constitue pas par la suite une réserve énergétique pour les bactéries. En effet, sans apport de sucre, même pendant un temps très prolongé, la masse des grains ne décroît pas.
Dans l’étude bruxelloise, les bactéries lactiques les plus représentées étaient les lactobacilles casei et paracasei, les lactobacilles hilgardii et les lactobacilles harbinensis. On sait que plusieurs souches de lactobacilles casei/paracasei présentent des propriétés probiotiques, c’est-à-dire que l’on a prouvé que leur ingestion présentait des effets bénéfiques pour la santé de l’Homme. Vous constaterez d’ailleurs que ces espèces de bactéries entrent généralement dans la composition des probiotiques vendus en pharmacie. Etant donné que l’on ne retrouve pas seulement ces bactéries dans les grains de kéfir mais bien un peu partout dans la boisson finale, même filtrée, il apparaît donc que la consommation de kéfir d’eau constitue bien une source naturelle de probiotiques. Et ces probiotiques se montrent d’une variété bien supérieure à celle offerte par les probiotiques issus des laboratoires pharmaceutiques. Par ailleurs, il est intéressant de noter que les lactobacilles hilgardii sont une espèce microbienne que l’on a identifiée dans l’écosystème buccal d’hommes reconnus pour être en bonne santé. Ces bactéries pourraient donc elles aussi avoir des effets bénéfiques sur la santé ou alors, tout au moins, être un marqueur d’un éco-système microbien global favorable pour la santé. D’autres études ont également noté la présence inattendue de Bifidobactéries, des bactéries connues pour leur participation à la synthèse des vitamines B et de la vitamine K dans l’intestin. Par ce biais, le kéfir d’eau pourrait indirectement améliorer la santé osseuse, prévenir les fractures et réduire le risque de saignements associés à la prise d’antibiotiques sur une longue période. Notons également que la présence de Bifidobactéries au sein d’une population microbienne conduit à la croissance d’autres micro-organismes qui sont généralement associés à une diminution du nombre de bactéries pathogènes dans les selles, ainsi qu’une diminution d’éléments carcinogènes ou responsables de putréfaction dans l’intestin. Enfin, soulignons que la richesse microbienne du kéfir a même permis d’identifier de nouvelles espèces de Bifidobactéries qui n’avaient jamais pu être observées nulle part ailleurs.
L’une des particularités de la fermentation du kéfir d’eau, c’est qu’elle repose sur la présence indispensable de levures de type Saccharomyces. Celles-ci sont en effet capables de dégrader le saccharose pour libérer du glucose et du fructose(*2) nécessaires à l’activité des autres levures et des bactéries lactiques. C’est justement cette espèce de levures (Saccharomyces) qui est contenue dans les gélules que vous pouvez vous procurer en pharmacie pendant ou après un épisode de troubles intestinaux. En revanche, ces levures sont très peu présentes dans le kéfir de lait puisqu’elles sont incapables de dégrader le lactose.
Par ailleurs, il a été montré que le kéfir d’eau avait des propriétés anti-microbiennes efficaces contre de nombreuses espèces de micro-organismes pathogènes tels que certains streptocoques, staphylocoques et salmonelles, la bactérie escherichia coli dont certaines souches peuvent provoquer des gastro-entérites ou des infections urinaires, la bactérie listeria monocytogenes responsable de la listériose, ou encore la levure candida albicans qui peut provoquer des infections fongiques au niveau des muqueuses intestinales et génitales. D’autres études scientifiques ont également permis de montrer que le kéfir en lui-même, ou certaines bactéries en particuliers prélevées dans un kéfir, avaient des propriétés anti-œdémateuses, anti-inflammatoires, anti-ulcérogéniques, anti-oxydantes, cicatrisantes et guérissantes. Récemment, l’étude d’un kéfir adapté au miel (en substitut du sucre) a également montré des effets protecteurs sur l’ADN. Enfin, plus spectaculaire encore, une étude publiée en 2016 et menée chez des souris a montré que le kéfir d’eau pouvait même inhiber la prolifération des cellules cancéreuses. Ces résultats on été obtenus in vitro d’abord, en plaçant des cellules cancéreuses en présence de kéfir d’eau, mais aussi in vivo, en faisant tout simplement boire du kéfir d’eau pendant 28 jours à des souris porteuses d’un cancer du sein. Ces résultats enthousiasmants s’expliqueraient par la stimulation du suicide chez les cellules cancéreuses, par la stimulation de l’activité de certaines cellules du système immunitaires (particulièrement les lymphocytes T auxiliaires et cytotoxiques), et par des effets anti-inflammatoires, anti-métastatiques et anti-angiogéniques (*3). Cette dernière étude conclut donc, sans aucune ironie, que le kéfir d’eau pourrait être utilisé en traitement contre le cancer. Mais ces récents résultats ne sont finalement pas si surprenants lorsque l’on sait qu’il existe déjà une longue liste de travaux scientifiques documentant très bien les propriétés anti-cancéreuses du kéfir de lait.
(*1) Les grains de kéfir d’eau sont largement utilisés à travers le monde, mais leur nom varie souvent d’une région à l’autre : « Tibicos », « grains Tibi », « abeilles de Californie », « abeilles d’Afrique », « graines de bière japonaises », « baume de Gilead », « noix de bière »… La première publication scientifique traitant du kéfir d’eau et datée de 1889 relie même les grains de kéfir aux cultures de levures et bactéries utilisées pour fabriquer la bière de gingembre rapportée de la guerre de Crimée de 1855 par des soldats anglais.
(*2) Le saccharose est un di-ose, c’est-à-dire une molécule de sucre faite de l’association de deux molécules de sucres simples. Dans le cas du saccharose, ce sont une molécule de glucose et une molécule de fructose qui sont liées. Dans le cas du lactose, il s’agit d’une molécule de galactose et d’une molécule de glucose.
(*3)Pour se développer une tumeur a besoin d’être richement vascularisée. Pour cela, il y a sécrétion de facteurs angiogéniques qui vont stimuler la création de nouveaux petits vaisseaux sanguins par le corps. A l’inverse donc, un moyen efficace de lutter contre le développement des tumeurs est de lutter contre la multiplication de ces petits vaisseaux grâce à des éléments dits « anti-angiogéniques ».
Sources principales :
1. Fiorda, F. A. et al. Microbiological, biochemical, and functional aspects of sugary kefir fermentation – A review. Food Microbiol. 66, 86–95 (2017).
2. Laureys, D. & De Vuyst, L. Microbial Species Diversity, Community Dynamics, and Metabolite Kinetics of Water Kefir Fermentation. Appl. Environ. Microbiol. 80, 2564–2572 (2014).
3. Zamberi, N. R. et al. The Antimetastatic and Antiangiogenesis Effects of Kefir Water on Murine Breast Cancer Cells. Integr. Cancer Ther. 15, NP53-NP66 (2016).
La production d’acide D-lactique du kéfir ne pose aucun problème pour l’organisme? Il me semblait que ca pouvait poser des problèmes au niveau mémoire. Merci pour l’article!
Bonjour,
J’espère que vous lirez mon commentaire et que vous pourrez me répondre à rapidement svp 🙂
Merci pour cet article très intéressant !
En conclusion, si j’ai bien compris le kéfir d’eau regroupe « Conformément aux grandes familles de micro-organismes en présence, il se produit trois types de fermentations ? »
– la fermentation alcoolique menée par les levures,
– la fermentation lactique principalement menée par les bactéries lactiques,
– la fermentation acétique essentiellement menée par les bactéries acétiques.
Et donc, le kéfir contiendrait finalement un peu d’alcool car il y a un peu de levures dans les grains de kéfir ?
vous citez « des bactéries lactiques (telles que des Leuconostoques, des Lactobacilles, des Lactocoques, des Pediocoques ou des Streptocoques), des levures, et des bactéries acétiques. »
Merci d’avance pour votre réponse.
Bien à vous.
Libellule